EPICES : PLUS ON EST DE FOUS, PLUS ON CURRY

Le curry est la chose du monde la mieux partagée, aurait pu déclarer Descartes en flânant dans les étals d’une épicerie exotique. Ce ne sont pas exactement ses propos (1), bien sûr, mais quand on organise un déjeuner avec Apiradee Thirakomen, Taeko Inai et Devaky Sivadasan, trois cheffes respectivement originaires de Thaïlande, du Japon et d’Inde, que l’on a réunies à Paris, on a très envie d’y croire. Ajoutons les colombos des Antilles, les caris réunionnais, les currys mozambicain et sud-africain, le kari gosse français… et il nous fallait absolument revenir à l’origine d’un mot qui nous semblait fourre-tout : est-ce d’abord un plat ou une sélection d’épices ? La réponse est dans l’histoire avec les premiers comptoirs coloniaux en Inde. «Le curry n’existait pas avant l’arrivée des Britanniques sur le territoire, explique Devaky Sivadasan, à la tête du restaurant et épicerie Mama Spice à Marseille, les colons ont rapporté un mélange d’épices en Occident et lui ont donné ce nom en le confondant avec le Kari, un plat en sauce qu’on retrouve dans la région du Tamil Nadu.» De cette confusion, on a gardé des traces encore aujourd’hui, quand on évoque aussi bien du curry comme un mijoté que comme un pot d’épices moulues.

Appétit vorace

Avant que le déjeuner commence, la cheffe Taeko Inai n’en menait pas large : «Qu’est-ce que je vais bien pouvoir dire sur le curry japonais en face du curry indien ? C’est une recette tellement simple au Japon, tout le monde peut la faire.» Ne rien en dire serait oublier à la fois l’engouement des Japonais pour le curry, et l’engouement de tous pour le curry japonais. Il fait des émules de Paris à Nice, de Marseille à Strasbourg, chaque ville voyant fleurir son izakaya prêt à sortir son curry fumant. Pourtant, il y a sept ans, lorsque Taeko ouvre Pontochoux dans la rue parisienne du IIIe arrondissement quasi éponyme (Pont aux choux), on la regardait avec de grands yeux : un curry au Japon ? Les premiers articles de presse à son égard sortaient les rames, osant l’image du «couscous japonais» pour qu’on comprenne bien à quel point il faisait partie du quotidien nippon.

Devaky se souvient elle aussi de l’ouverture de Mama Spice, son restaurant et atelier d’épices : «Quand j’ai voulu m’installer à Marseille pour ouvrir mon restaurant, on m’a vivement conseillé de préparer des currys et des naans au fromage sinon ça ne marcherait pas.» Si la cheffe concède avoir cédé à l’appétit vorace des clients pour des «currys typiques de l’Inde», elle tend tous ses efforts à montrer une autre image de la cuisine indienne en proposant des mélanges d’épices aussi variées qu’un pays de plus de 1 milliard d’habitants peut les penser.

Ironie du sort, elle constate avec regret que les restaurants en Europe tenus par les différentes communautés indiennes ont fait le choix mercantile de toujours proposer un curry à leur carte : «Ça a fait un peu de tort à la cuisine, comme si on se cantonnait à une boîte où l’on nous demande de rentrer, sans quoi la boutique ne marcherait pas. Et c’est réellement ce qui se passe si on ne joue pas le jeu.» Même combat pour Apiradee Thirakomen qui s’efforce depuis son arrivée en France à faire connaître la véritable cuisine thaïlandaise : «Lorsque j’ai commencé la restauration en 1983, les clients me remerciaient, convaincus d’avoir goûté à une sublime cuisine… chinoise, raconte-t-elle avec le sourire, ce n’est que dans les années 90 quand je travaillais aux Bains douches qu’on a commencé à parler de cuisine thaï.» Aujourd’hui, à la tête de son propre restaurant Thiou, surnom que lui a donné sa famille, elle sert ses currys dans l’hôtel feutré de la rue Balzac (Paris VIIIe) où l’on s’est donné rendez-vous, bien loin de ses années Bains douches où elle envoyait 400 couverts par soir jusqu’à 2 heures du matin.

Oubliez les épices moulues, pensez pâte

Devaky revient tout juste de Delhi. Elle a pris soin d’apporter des pots d’épices pour en offrir à ses consœurs. On s’échange les mélanges pour mieux les comparer, l’occasion pour la cheffe indienne de faire un rappel sur la composition d’un curry : curcuma, graines de coriandre, graines de cumin, voilà pour la base. Pas de proportion imposée et donc aucune obligation de l’afficher. Toute autre épice est ensuite la bienvenue au gré des envies, si bien que tous les mélanges ne se valent absolument pas, souvent avec une main lourde sur les graines de coriandre, moins chères à l’achat, pour rentabiliser au maximum ou bien avec ajout d’amidon de pomme de terre pour peser encore plus sur la balance et l’estomac. Tout est permis pour le curry mais Devaky a repris le mélange que préparait sa grand-mère au Kerala : curcuma, cumin, cardamome, cannelle, coriandre, poivre, fenugrec et, plus surprenant, du paprika fumée. «C’est ce qui se rapprochait le plus du Kashmiri Mirch, un piment doux qu’elle utilisait dans ses recettes.»

Elle fait d’abord revenir les épices dans de l’huile (gare à ne pas les faire brûler) avant d’y faire revenir la viande ou les légumes et de mouiller au bouillon. «C’est totalement autre chose que le curry thaïlandais», insiste Apiradee. D’ailleurs on ne parle pas de «curry» en Thaïlande, on dit «kaeng» pour parler de toutes ces préparations, un terme qu’on peut traduire par «soupe». Et en cuisine, oubliez les épices moulues, pensez plutôt pâte de curry. Dans les années 80, la cheffe Thiou préparait ses propres mixtures épicées, à commencer par l’indispensable pâte composée de crevettes qu’elle mettait en saumure pour mieux les broyer ensuite. A cette époque, il faut avoir des «plans» pour mettre la main sur des bâtonnets de citronnelle ou même un bouquet de coriandre, le marché des produits asiatiques importés restant confidentiel.

«Toute une pharmacopée dans le choix des herbes»

Elle y ajoutait de la citronnelle, de l’ail, du galanga, des feuilles de kafir, des zestes de combava en fonction de ce qu’elle voulait obtenir : «Il y a plusieurs sortes de currys en Thaïlande, c’est l’utilisation des piments et leurs proportions qui va donner la typicité et la couleur. Du piment séché pour donner une teinte rouge, un peu plus de curcuma pour le curry jaune, du piment frais vert pour le curry vert. Le curry panang est quant à lui agrémenté de cacahuètes.» Le curry thaï est très loin d’un mijoté, tout s’échafaude très vite : la pâte est revenue dans l’huile puis l’on verse le lait de coco, la sauce nuoc-mam et une dose de sucre. Cinq minutes d’ébullition plus tard, piments et basilic thaï finissent dans la marmite, accompagnés de pousses de bambou et de krachai, un rhizome puissant à mi-chemin du radis noir et du gingembre en bouche. «C’est un plat revigorant où il y a toute une pharmacopée dans le choix des herbes. Le krachai par exemple est une racine qui selon la croyance ouvre les pores de la peau et permet d’y chasser les mauvais vents circulant dans le corps et responsables de maladie.» Le curry est prêt, très fluide et sa saveur anisée émane des feuilles de basilic thaï infusées.

A la table, la cheffe japonaise Taeko Inaï goûte à tout, discrète et ravie par l’équilibre des parfums. Des trois plats en sauce, elle sait bien qu’elle représente le plus jeune. Durant l’ère Meiji (1868-1912), le Japon s’ouvre au monde, les officiers britanniques arrivent avec leur curry dans les bagages car très pratique à préparer en grande quantité dans les casernes. La recette fait mouche, l’histoire se répète et les Japonais l’adaptent le siècle d’après dans une version plus industrielle. La société japonaise S & B a fêté ses 100 ans l’année dernière en rappelant avoir créé le premier curry dont les épices sont cultivées dans le pays. De la poudre, on passe à la brique dans les années 60, un mélange solidifié composé d’huile, de farine, d’épices et d’exhausteurs de goûts en tous genre pour faciliter la tâche à tout le monde : le curry devient le plat accessible et plébiscité à la maison mais aussi dans les cantines scolaires, symbole du plat instantané rassasiant : «On trouve des stands de curry à tous les coins de rue au Japon. Ça fait partie de la street-food du pays, rien à voir avec la cuisine japonaise traditionnelle», rappelle la cheffe nippone, comme pour relativiser l’exploit.

Marmite éternelle

Dans sa petite échoppe, «trois couverts et cinq places debout», elle ne sert que du curry japonais, une version végétarienne et une carnée avec de l’échine de porc pané (tonkatsu). Pas de tablette prête à l’emploi, mais une marmite éternelle qu’elle nourrit chaque jour d’oignons et de carottes mis à fondre puis arrosés d’un bouillon et assaisonnés d’épices moulues fournies par S & B. Devaky goûte, le curry japonais est bel et bien un enfant du curry indien. Taeko y ajoute sa touche avec un carré de chocolat noir et de la compote de pomme, en proportion dosée, pour arrondir son curry, plus proche d’un ragoût brun et nappant, réconfortant à souhait : «Ma sœur est une grande fan du curry japonais», confie Thiou à Taeko tandis que Devaky termine le riz imbibé de sauce. Il a fallu quelques minutes à peine pour briser la glace entre elles et que la conversation les amène à vanter tant la cuisine japonaise d’excellence en Thaïlande, l’offre de restaurants indiens qui monte à Tokyo, que l’appétence des Indiens pour la cuisine thaïe. Si l’on peut regretter que le curry ait été standardisé et qu’il se soit éloigné de ses origines, il n’a tout de même rien perdu de sa force : celle de rassembler. C’est une histoire mondialisée qui a, aussi, du bon.

(1) «Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils n’en ont», René Descartes.

2024-03-15T17:08:26Z dg43tfdfdgfd